En Turquie, vous pouvez posséder des cryptomonnaies. Vous pouvez les acheter, les vendre, les échanger. Mais vous ne pouvez pas les utiliser pour payer votre café, votre loyer ou votre facture d’électricité. Cette contradiction, étrange pour beaucoup, est devenue la norme depuis avril 2021. Et en février 2025, tout va changer - encore plus.
La lire turque est la seule monnaie légale - même si tout le monde en a marre
La lire turque a perdu plus de 70 % de sa valeur contre le dollar depuis 2021. L’inflation a dépassé 80 % en 2022, et même si elle est tombée à 45 % en 2025, les gens ne font plus confiance à leur monnaie nationale. Les salaires augmentent, mais les prix montent plus vite. Les épargnants voient leurs économies fondre comme neige au soleil. C’est pourquoi, malgré les interdictions, plus de 12 millions de Turcs - soit près de 15 % de la population - utilisent des cryptomonnaies comme refuge. Bitcoin, Ethereum, USDT… ils les achètent pour préserver leur pouvoir d’achat. Pas pour spéculer. Pour survivre.
Le Banque centrale de Turquie (TCMB) a interdit les paiements en cryptomonnaies en 2021. Pas parce que les cryptos sont dangereuses, mais parce qu’elles menacent la souveraineté de la lire. Si tout le monde paie en Bitcoin, plus personne n’a besoin de lire. Et si plus personne n’a besoin de lire, le gouvernement perd le contrôle de l’économie. C’est un risque politique qu’il ne veut pas courir.
Les nouvelles règles de février 2025 : plus de contrôle, plus de coûts
Depuis juillet 2024, la Commission des marchés des capitaux de Turquie (CMB) exige que toutes les plateformes de crypto obtiennent une licence. Ce n’est pas une simple déclaration. C’est un processus long, coûteux et technique. Pour devenir une bourse de crypto légitime en Turquie, vous devez avoir au moins 150 millions de liras turques (environ 4,1 millions de dollars) en capital. Pour les prestataires de services de garde, c’est 500 millions de liras - soit 13,7 millions de dollars.
Ça, c’est pour les grands. Les petits acteurs, les startups locales, les plateformes indépendantes ? Elles n’ont aucune chance. Les coûts de conformité, les audits techniques obligatoires par TÜBİTAK, les systèmes de suivi des transactions, les équipes dédiées à la lutte contre le blanchiment… tout ça coûte trop cher. Résultat : les plateformes locales comme BTCTurk et Paribu, déjà bien établies, vont s’imposer encore plus. Les petits acteurs vont disparaître ou se tourner vers le marché noir.
Le système de vérification d’identité : la fin de l’anonymat
Avant 2025, vous pouviez créer un portefeuille crypto sans dire qui vous étiez. Pas maintenant. Dès que vous faites une transaction de plus de 15 000 liras (environ 425 euros), vous devez fournir votre identité. Et ce n’est pas une simple vérification par email. Le Conseil d’enquête sur les crimes financiers (MASAK) va demander des documents officiels, des preuves de source de fonds, et même des détails sur la raison de la transaction.
Et ça va plus loin. Un projet de loi en préparation donnera à MASAK le pouvoir de geler n’importe quel portefeuille crypto, n’importe quelle compte d’échange, n’importe quel compte bancaire lié à une activité suspecte. Pas besoin d’un mandat judiciaire. Pas besoin d’un procès. Juste une décision administrative. Ce système cible les « comptes loués » : des personnes qui paient des Turcs pour utiliser leurs comptes afin de blanchir de l’argent ou de financer des jeux d’argent illégaux. C’est efficace. Mais aussi inquiétant.
Les plateformes décentralisées sont bloquées - et les gens les utilisent quand même
En juillet 2024, la CMB a bloqué l’accès à PancakeSwap, une plateforme décentralisée populaire. Elle a aussi bloqué d’autres DEX (échanges décentralisés) et des services de staking non autorisés. Les Turcs ne peuvent plus y accéder depuis leur navigateur. Mais ils trouvent toujours un moyen. Des VPN. Des applications mobiles. Des groupes Telegram. Des échanges P2P (peer-to-peer) entre particuliers. Des vendeurs de cryptos qui attendent dans les parcs avec un téléphone et un QR code.
Ces méthodes sont risquées. Pas de protection légale. Pas de recours si on vous vole. Mais elles sont la seule alternative à un système qui exige trop, et offre trop peu. Les utilisateurs détestent la régulation. Mais ils n’ont pas le choix. Le marché noir de la conversion crypto-lire est en plein essor. Des centaines de vendeurs indépendants proposent des taux de change plus avantageux que les bourses officielles - et sans vérification d’identité.
La Turquie est plus stricte que l’UE… mais moins transparente
Comparée à l’Union européenne, la Turquie a des exigences de capital bien plus élevées. Dans l’UE, une bourse peut démarrer avec 100 000 euros. En Turquie, il faut 150 millions de liras - soit plus de 4 millions de dollars. Les normes KYC/AML sont aussi plus strictes. Mais là où l’UE exige des rapports clairs et des protections pour les consommateurs, la Turquie exige des rapports… et des pouvoirs de répression.
La loi européenne MiCA permet les paiements en crypto, sous régulation. La Turquie les interdit totalement. La Turquie suit les normes de l’UE pour la sécurité, mais pas pour la liberté. C’est un mélange dangereux : des règles de pointe, mais sans transparence. Les entreprises étrangères qui veulent entrer sur le marché doivent naviguer entre des documents en turc, des exigences changeantes, et une autorité de contrôle qui peut geler un compte sans avertissement.
Les profits ne sont pas imposés… pour l’instant
Un point qui attire encore les investisseurs : les gains en cryptomonnaie ne sont pas imposés en Turquie. Pas de taxe sur les ventes. Pas de déclaration fiscale obligatoire. Ce n’est pas un avantage permanent. Le ministère des Finances prépare déjà des mesures pour taxer les gains. Certains experts pensent que cela arrivera en 2026. Pour l’instant, c’est la dernière zone libre. Mais elle pourrait disparaître d’un jour à l’autre.
Que faire si vous êtes un trader turc ?
Si vous êtes en Turquie et que vous tradez des cryptos :
- Ne payez jamais avec des cryptos. C’est illégal, et vous risquez une amende.
- Utilisez uniquement les plateformes agréées par la CMB. Vérifiez la liste officielle chaque mois.
- Ne stockez pas de grandes sommes sur une bourse. Utilisez un portefeuille personnel (hardware wallet).
- Conservez tous vos documents : preuves d’achat, historique des transactions, justificatifs de source de fonds.
- Évitez les échanges P2P avec des inconnus. Les escroqueries sont fréquentes.
- Surveillez les annonces du CMB et de MASAK. Les règles changent vite.
Les grands acteurs s’adaptent. Les petits disparaissent. Les utilisateurs trouvent des contournements. Et la lire turque continue de chuter. La cryptomonnaie n’est plus un choix. C’est une nécessité. Mais la liberté de l’utiliser ? Elle est en train de disparaître.
Pourquoi la Turquie interdit-elle les paiements en cryptomonnaie mais autorise-t-elle leur trading ?
La Banque centrale de Turquie veut contrôler la monnaie nationale. Si les gens paient avec des cryptos, la lire perd de son utilité, ce qui affaiblit la politique économique du gouvernement. Le trading est autorisé car il ne menace pas directement la souveraineté monétaire - il reste un actif d’investissement, pas un moyen de paiement. C’est une séparation délibérée : vous pouvez spéculer, mais pas acheter.
Quelles sont les conséquences pour les petites plateformes de crypto en Turquie ?
Les petites plateformes n’ont pas les ressources pour payer les 150 millions de liras de capital minimum, ni pour financer les audits techniques, les équipes de conformité ou les systèmes de surveillance des transactions. La plupart vont fermer, être rachetées par les grands acteurs, ou se déplacer vers des marchés non régulés. Le marché va se concentrer entre seulement 3 à 5 grandes bourses.
Est-ce que je peux encore utiliser Bitcoin pour acheter des biens en Turquie ?
Non. Toute transaction où une cryptomonnaie est utilisée comme moyen de paiement est interdite par la loi. Même si un commerçant accepte Bitcoin, il enfreint la réglementation. Les clients aussi. Les sanctions peuvent inclure des amendes ou des blocages de comptes bancaires. La seule façon légale est de convertir vos cryptos en lire turque, puis d’utiliser la lire pour payer.
Les gains en cryptomonnaie sont-ils imposables en Turquie en 2025 ?
Non, pas encore. Les gains en cryptomonnaie ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu en Turquie en 2025. Cependant, le ministère des Finances prépare une loi pour imposer ces gains à partir de 2026. Il est probable que les traders devront déclarer leurs transactions et payer une taxe sur les bénéfices. Ne comptez pas sur cette exemption pour durer.
Que se passe-t-il si MASAK bloque mon portefeuille crypto ?
Si MASAK vous identifie comme impliqué dans une activité criminelle - même indirectement - il peut geler votre portefeuille, votre compte d’échange, ou même votre compte bancaire. Vous n’aurez pas de notification préalable. Pour le débloquer, vous devrez prouver que vos fonds sont légaux, ce qui peut prendre des mois. Les « comptes loués » sont les cibles principales, mais même les utilisateurs ordinaires peuvent être touchés par erreur.
Mehdi Alba
novembre 11, 2025 AT 10:31